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Sic Transit Gloria Mundi
14 novembre 2014

In memoriam - Le Traité de Versailles de 1919; paix de compromis ou armistice de vingt années ? Deuxième partie

4- Du point de vue stratégique: 

La négociation du traité de Versailles est contextuellement irrationnelle, faite d’enjeux symboliques pour les uns et idéalistes pour les autres. De part les objectifs politiques divergents, le niveau de confiance entre les principaux négociateurs est faible, et va se dégrader au cours des négociations. Il faut aussi souligner l’influence des absents à la négociation: le contexte d’un vide de pouvoir et du chaos dans une partie de l’Europe, suite à l’effondrement des empires Russe, Ottoman, Allemand, et Austro-hongrois.

Les Américains remettant en cause des traités franco-britanniques antérieurs sur base du principe de Wilson de transparence, les Européens soupçonnant les Américains de masquer les visées sous des idéaux, les Britanniques voyant une menace pour leur commerce et leur Empire dans chaque autre partie, et la France se sentant abandonnée par les Britanniques et les Américains face aux menaces de résurgence de la puissance allemande.

4.1 Ce problème de confiance entre les négociateurs, et les enjeux propres à chaque partie permet d’appliquer le dilemme du prisonnier dans ce cas de figure. Malgré leurs divergences, les quatre ont pu surmonter ces enjeux et arriver à un compromis sur le texte qui a pu être présenté ensemble à l'Allemagne, puis par la suite aux autres puissances centrales (la clause sur la Société des Nations sera ainsi intégré dans chacune des négociations suivantes avec la Turquie, la Hongrie et l'Autriche).

La négociation séparée d'un traité bilatéral avec l'Allemagne n'aurait apporté qu'un avantage moindre à chacune des puissances alliées, et aurait ensuite affaibli les positions de chacun dans les traités de paix ultérieurs. A contrario, on remarque que les alliés ont bénéficié de la dissolution de l'alliance des puissances centrales et d'intérêts divergents, ils ont dissocié les armistices et les traités. En imposant de négociations séparées à chaque puissance centrale, ils ont ainsi bénéficié d'une position de force.

Une stratégie de coopération s'est donc bien établie entre les Alliés, malgré les tensions et la pression de la crise en Europe, entre les quatre puissances, afin d'optimiser les gains de la négociation. Et en considérant que la peine maximum encourue en cas d'échec et de non coopération allait du traité de paix séparé jusqu'au chaos voire la reprise des hostilités, le résultat de Versailles était un optimum pour chaque partie alliée.

Chacun en retirant au moins une victoire symbolique à vendre à son opinion, la Société des Nations pour Wilson, le Tyrol italien pour Orlando, pour la France l'Alsace-Lorraine et l'occupation de la Sarre, les réparations de guerre et les colonies allemandes pour Lloyd George.

4.2 On retrouve des éléments de posture et de prise de risque au cours de la négociation. Au début de mars 1919 lorsque Wilson menace de quitter la négociation et de retourner aux Etats-Unis si on dissocie la convention sur la Société des Nations du corps du traité; à la mi-mars 1919, quand Orlando tente un coup de force en faisant débarquer des troupes à Andalia et envoie une force navale devant Smyrne, puis se retire en avril de la négociation, ce qui va échouer et encore affaiblir la position italienne.


Et dans la dernière phase des négociations quand le texte fut proposé à l'Allemagne, qui refusa d'abord et se vit soumise à un ultimatum qui promettait une acceptation ou l'intervention armée des alliés aux autorités allemandes.

Les forces alliées disposaient bien d'un plan d'intervention, et de leurs positions avancées sur le Rhin ils pouvaient menacer rapidement le centre et le sud de l'Allemagne (même si on doute de la volonté politique des alliés d'aller à cette période en pleine démobilisation d'aller jusqu'à la reprise de la guerre). Face à eux l'Allemagne, affaiblie est divisée politiquement est en proie à des insurrections à Berlin et en Bavière, elle ne disposait guère d'option militaire viable comme alternative à une signature sous la contrainte.

4.3 Le tableau ci-dessous reprend les enjeux et relations stratégiques entre six grandes parties à la négociation.

Les Américains mettent en avant la nécessité d’un nouvel ordre mondial et une nouvelle théorie des relations internationales, et balayent le modèle européen d’équilibre des forces et de traités secrets entre puissances. Ils se présentent comme puissance associée et non alliée. Paradoxalement c'est la guerre qui les a transformés en grande puissance militaire et politique.

Les Britanniques veulent protéger leur commerce et leur Empire, gérer les attentes politiques de leurs Dominions, rétablir un équilibre des forces en Europe, et se protéger du bolchévisme. Ils ont bénéficié de la disparition de deux rivaux, Russie et Allemagne en 1917 et 1918.

La France doit se protéger de la puissance allemande, elle sort ruinée de la guerre (pertes humaines, dettes contractées envers les alliés et destruction de la plus grande part de ses ressources minières et agricoles) et reste exposée sur ses frontières terrestres.

Les Italiens qui visent à atteindre un statut de grande puissance, sortent de la guerre avec une réputation militaire nulle, et appuient leurs revendications sur le traité de Londres, signé en 1915 avec la France et la Grande-Bretagne, mais sans avoir les moyens politiques de leurs ambitions

La Russie, est sortie de la guerre lors du traité de Bretz-Litovsk, très avantageux pour l’Allemagne, et est plongée dans une terrible guerre civile. Avec des contingents alliés, déployés en plusieurs points de son territoire. Mais la force des idées bolcheviques dépassent les frontières, atteint la Hongrie et l'Allemagne, et influencent les stratégies des négociateurs.

L’Allemagne, est sortie de la guerre suite à la signature d’un armistice qui a pour base les Quatorze points proposés en Janvier 1918 par le président Wilson. Elle sort de ce conflit affaiblie, fait face à des sécessions communistes, à l'épidémie de grippe espagnole et des pénuries alimentaires, et ne dispose plus ni de flotte de guerre ni de colonies.

 

5- Du point de vue comportemental: 

La négociation du traité de paix de Versailles fut grandement influencée par les relations et personnalités de ses principaux négociateurs : Woodrow Wilson pour les Etats-Unis, Georges Clémenceau pour la République Française, Lloyd George pour l’Empire Britannique et Vittorio Orlando pour le Royaume d’Italie.

Bien qu'entouré de leur équipe de conseillers, l'essentiel des négociations fut conduite à partir d'avril 1919 en personne par ces premiers ministres et présidents, en écartant les diplomates professionnels et leur ministre des affaires étrangères. Ce sont donc des personnes, plus que des Eétats, qui conduisirent la négociation de ce traité et redécoupèrent la carte du monde. La forte personnalité des acteurs de la négociation, leur vécu avant et pendant la période de guerre, la difficulté de leurs relations mais aussi les rivalités politiques internes et le poids des opinions publiques qu'ils durent affronter durant ces quelques mois font modeler leur position.

Les réunions quotidiennes des trois derniers mois de la négociation, dans un contexte intérieur et international tendu, vont créer une étrange atmosphère, une relation de confiance par intérêt mutuel et par respect qui s'est établie, du moins entre Clémenceau, Lloyd George et Wilson. Si aucun n'a semblé s'apprécier humainement, il respectait leurs qualités politiques, et la nécessité d'aboutir à un compromis acceptable pour une paix stable.#

Clemenceau fait face à la rivalité du Président Poincaré et du maréchal Foch, et à une opinion exigeant des réparations et la sécurité pour les générations futures. Il est profondément marqué par son parcours personnel, il était député lors du siège de Paris en 1870 et a été un des artisans de la victoire française. En 1919, il bénéficie d'une popularité énorme et d'une forte position au parlement, cette négociation sera pour lui un enjeu personnel et son testament politique.

Après un siècle de conflit et de rivalité avec l'Allemagne qu'on peut faire remonter à 1814, il sait qu'il devra négocier une paix de compromis avec une puissance plus peuplé et plus puissante, et équilibrer le rapport de forces et les alliances maintenant que la Russie a sombré dans le chaos. Son objectif est de garantir la sécurité des frontières, en les démilitarisant du côté français et en s'alliant aux nouveaux pays apparus à l'Est, notamment la Pologne et la Tchécoslovaquie, en vue de recréer un pendant à l'alliance russe de 1914.

Il considérera Wilson comme un idéaliste, un homme de conviction qui peut s'avérer intraitable. Il voit dans Lloyd George un homme rusé et changeant, un politicien habile mais qui défendra toujours son intérêt personnel et celui de l'empire britannique avant tout. Il traite Orlando avec un certain mépris, ne supportant pas ses sautes d'humeur et se méfiant des ambiguïtés de la position italienne.

Wilson, est marqué par son éducation religieuse, son passé d'universitaire et ses grandes aspirations morales. La négociation est pour lui un instrument pour réformer et rebâtir l'ordre du monde. Il a souvent négligé les enjeux de la politique intérieure, n'intégrant par exemple aucun républicain à l'équipe de négociateurs à Paris. Son idéal de paix mondiale, notamment le pacte de la Société des Nations, devient graduellement une obsession personnelle, qui lui empêche tout compromis ce qui sera une des causes de non ratification du traité par les Etats-Unis.

Cabot Lodge, son rival républicain va s'appuyer sur la tendance isolationniste et la majorité républicaine sortie des élections au congrès, pour mener campagne contre ses idées de Société des Nations. Affaibli politiquement et fragilisé, Wilson tentera une dernière campagne à travers les Etats-Unis pour en appeler au peuple américain, mais abattu par une attaque cérébrale, il finira son mandat sur un échec politique et handicapé par les séquelles de sa maladie. Finalement les Etats-Unis n'adhéreront ni à la Société des Nations ni au Traité de Versailles.

Orlando est un politicien expérimenté mais qui doit gérer une relation tendue avec son ministre des affaires étrangères Soninno, et en tenant compte des exigences nationalistes de son opinion publique. Le poids politique et économique faibles de l'Italie, encore entaché par ses médiocres performances militaires au cours de la guerre, ne lui permettra pas d'imposer ses vues. Son caractère irritable et ses coups de force l'affaibliront encore plus. Son objectif principal est d'obtenir des gains territoriaux dans les anciens territoires autrichiens et turcques, garantis dans des accords secrets antérieurs avec les anglais et les français.

Il doit en conséquence d'éviter l'émergence de puissances slaves ou turques qui menacerait le nouvel empire rêvé par l'Italie, et se heurter ainsi aux principes de Wilson et au pragmatisme des britanniques. L'Italie reste entachée d'une image d'opportuniste qui a négocié son ralliement, et ne s'intéresse guère aux enjeux dépassant le bassin méditerranéen et la ligne des Alpes.

Lloyd George, est un personnage complexe. Un Gallois d’origine modeste, apparu hors des cercles du pouvoir traditionnel de la Grande-Bretagne, arrivé au sommet de l'état par des retournements d'alliance même envers son propre courant politique. Il sort d'une réélection triomphale en 1918, après une campagne aux accents très nationalistes dans laquelle il s'est engagé à obtenir de forts dommages de guerre de l'Allemagne, et à poursuivre les criminels de guerre, deux points sur lesquels il n'aura que des succès partiels et symboliques.

C'est un excellent négociateur, mais plus axé sur la dynamique de la négociation elle-même que sur le fond. Il va à plusieurs surprendre ces interlocuteurs par son manque de cohérence et ses changements de position, ceux-ci y verront parfois une ligne stratégique et politique du gouvernement britannique, alors que Lloyd George, qui ne s'appuyait d'ailleurs que sur une coalition fragile, y voyait plutôt un jeu intellectuel. Il devra également composer constamment avec les Dominions, qui veulent arracher des lambeaux de territoires allemands et affirmer leur autonomie de décision sur la scène mondiale.

6- Du point de vue culturel: 

Il convient de distinguer deux niveaux d'influence culturelle dans la négociation, celle de chaque partie à la négociation et celle qu'on pourrait définir comme la culture de guerre. Toutes deux ont influencé les modes de pensée des négociateurs et leurs transcriptions dans le traité.

La culture propres à chaque partie négociatrice:

La Grande-Bretagne est marqué par une culture insulaire et impériale, elle vise l'équilibre en Europe et la protection des voies de communication qui la relient aux flux vitaux de son Empire. Elle a longtemps hésité entre le risque de rivalité française, plus accentué dans les colonies et à travers la position de ses dominions, et le danger allemand, rival économique et maritime. Jusque dans les négociations de Versailles, elle devra tenir compte de ses deux courants politiques.

Marquée par son insularité, et l'inviolabilité de son territoire depuis l'invasion normande, la Grande-Bretagne est toujours protégé en 1918 par une barrière maritime et a éliminé la menace de la flotte allemande, et s'est approprié une belle partie de ses anciennes colonies (où les combats se sont d'ailleurs prolongés au-delà de novembre 1918).


Elle aura une position moins stricte que les Français sur les dommages de guerre (bien que ce soit au départ l'idée britannique d'inclure les pensions des militaires, en vue d'équilibrer les remboursements allemands en sa faveur, qui va compliquer considérablement la négociation) et la sécurité des frontières, n'ayant pas de lien terrestre avec l'Allemagne, alors que les Français seront très centrés sur les frontières occidentales et orientales de l'Allemagne.

Elle va tout au long de la négociation considérer les enjeux de manière plus globale (au Moyen-Orient et en Afrique, mais aussi en Russie), elle négocie pour la protection et l'expansion de l'empire britannique. Par rapport aux Américains, elle cherche déjà une "relation spéciale" théorisée par Lloyd George dès 1917# et qui s'est marqué par une certaine proximité lors des négociations.

L’Empire Britannique ne néglige pas le problème à terme de la rivalité commerciale et navale américaine, ainsi elle fait face pour la première fois à une puissance hégémonique non européenne qui combine le bénéfice de l'insularité avec un potentiel humain et industriel dont ne dispose pas ou plus la Grande-Bretagne.

La France est profondément marquée par les agressions allemandes en 1814-1815, en 1870-1871 et en 1914-1918, et reste préoccupée par la résurgence de la puissance allemande. Si elle a réparé la blessure des provinces perdues de l’Alsace-Lorraine, elle est traumatisée psychologiquement et physiquement; par la destruction des villes et des industries du Nord et de l'Est, mais aussi les pertes humaines et l'impact démographique sur la génération suivante, à l'issue d'une guerre qui s’est livrée essentiellement sur son territoire.

Ce fort facteur de l'usure due a la guerre va affaiblir la position française. Si elle dispose du plus gros potentiel militaire au sortir du conflit, elle ne peut ni politiquement ni financièrement plus soutenir cette masse au-delà de quelques mois après la fin des hostilités; elle ne disposera donc rapidement plus du levier des forces d'occupation en Allemagne ou des forces d'intervention en Russie ou en Turquie, et doit aboutir dans un délai raisonnable au meilleur compromis à court terme, tout en posant des jalons pour maintenir des alliances face au rival germanique.

Les Etats-Unis se prévalent d’une nouvelle culture politique, plus transparente et loin des calculs de rapports de force des puissances européennes rivales qui ont pour les Américains conduits à l’éclatement du conflit mondial. Alors que leur intention était de se positionner hors de la mêlée, ils seront souvent perçus par les politiciens européens rompus aux concessions et aux accommodements comme des moralisateurs voire des hypocrites, notamment au regard des exclusives que les Etats-Unis posent quand les idéaux qu'ils défendent se heurtent à leurs propres intérêts en Amérique centrale et dans leurs colonies et territoires comme les Philippines, Cuba ou Hawaï.

De plus, les Etats-Unis ont toujours été déchirés au cours de leur histoire, et ce dès les années 1780 entre un libéralisme interventionniste et une ligne isolationniste et protectionniste, fracture particulièrement exacerbée à l'époque du traité de Versailles mais qu'on retrouvera dans le débat sur l'entrée en guerre dans les années 40.

L’Italie est marquée par son irrédentisme, ce qui va compliquer les débats, et débouchera sur une crise dans le processus de négociation au printemps 1919, avec leur retrait des discussions pour arracher sans succès un accord. L'Italie est une jeune puissance, constituée il ya un demi-siècle avec l'appui de la France. Elle a marchandé son soutien aux alliés contre des gains territoriaux en 1915#, et veut s'affirmer sur la scène mondiale.

L’Italie est marquée par son passé glorieux, mais handicapé par la faiblesse de son armée (le souvenir des désastres de l'aventure militaire en Ethiopie en 1895 et de Caporetto en 1917 ne sont pas effacés par le succès de la dernière offensive italienne à Vittorio Venetto en 1918) et les manques de son infrastructure économique. Elle ambitionne de rattraper son entrée tardive dans le jeu des puissances coloniales, par des gains négociés en étendant son emprise en Méditerranée sur d'anciens territoires turques et austro-hongrois.

7. Un brin de polémologie , de la notion de culture de guerre:

"Je prends acte des paroles et des excellentes intentions du Président Wilson. Il élimine le sentiment et le souvenir c'est là que j'ai une réserve à faire sur ce qui vient d'être dit. Le Président des Etats-Unis méconnaît le fond de la nature humaine. Le fait de la guerre ne peut être oublié. L'Amérique n'a pas vu cette guerre de près pendant les trois premières années ; nous, pendant ce temps, nous avons perdu un million et demi d'hommes. Nous n'avons plus de main-d'oeuvre."

La culture de guerre, entretenue par quatre ans de propagande et de guerre, et au vu des pertes humaines immenses, est bien plus marquée pour les Européens que pour les Etats-Unis. Ils seront certes un allié mais qui n'a pas vraiment payé le prix du sang et a profité du conflit pour supplanter la Grande-Bretagne et la France sur de nombreux marchés.

Cette culture de guerre influera sur la notion de faute imputée à l'Allemagne et l'enjeu symbolique des réparations de guerre, Wilson sera sensible à cette dimension morale, au vu de son éthique protestante et rigoriste, et acceptera d'insérer cette notion dans les clauses du traité.

Avec les compensations et les concessions territoriales, cette notion de faute originelle posera beaucoup de problèmes aux négociateurs allemands, et sera contesté dès l'époque et au cours des décennies par certains historiens qui voient dans le déclenchement puis la poursuite jusqu'au-boutiste du conflit, une faute commune des puissances européennes.

Cette analyse, est elle-même contestée depuis quelques années par une autre école historique qui analysant les crises balkaniques et coloniales successives, et les écrits des dirigeants allemands précédant la guerre, démontre qu'il y avait bien une volonté de puissance et une recherche du conflit avec la France et la Russie mais aussi contre la Grande-Bretagne, remettant en avant cette clause de responsabilité qui apparaît dès lors fondée.

Cette culture de guerre va également semer le ferment de mouvements nationalistes et extrémistes, qui voient dans l'action guerrière, voire le romantisme guerrier, et la guerre totale une forme politique ultime. Pour citer un exemple concret de l'influence sur la négociation. C'est la culture de guerre, et l'aura des anciens combattants qui vont nourrir les idées fascistes de Mussolini et de d'Annunzio en Italie, et nourrir les coups de force de ces derniers, dont l'épisode tragique du coup de force sur Fiume. Ce qui mettra en difficulté les négociateurs italiens, coincé entre leurs revendications irrédentistes en Istrie et en Adriatique, et la politique pragmatique franco-anglaise qui favorise l'émergence d'un royaume serbo-croate puissant aux frontières de l'Autriche et de la Hongrie.


En conclusion

Le traité de Versailles n'est qu'une étape dans une recomposition européenne qui perdurera jusqu'en 1945. Plusieurs aspects des négociations seront des ébauches ou des tentatives de solutions à une situation géopolitique européenne et mondiale qui perdurera encore plusieurs décennies durant. Mais d’autres aspects, à certains ajustements de frontière près, se retrouvent encore sous nos yeux lorsque nous regardons une carte d'Europe ou d'Afrique.

Les nations qui se sont créées dans le chaos de 1919, ont souvent perdurés plusieurs décennies voire jusqu'à nos jours. Afin de tirer un bilan on peut analyser à l’aune de ce qu’écrivit Liddell Hart dans son traité de stratégie : « une guerre n’est acceptable que si l’état de paix qui en résulte est meilleure que celui qui existait avant le conflit »#. On peut donc juger de ce traité sous deux aspects, les succès et les échecs des signataires, et l’état de paix qu’il a apporté au monde à l’été de 1919, cinq années après les moissons sanglantes d’août 14.

Au niveau des puissances signataires on se centrera sur la France et la Grande-Bretagne (les Etats-Unis ne ratifieront jamais, pour des raisons de politique intérieure, et l’Italie n’aura eu qu’une influence marginale). La France, en la personne de Clemenceau, avait cinq objectifs. La récupération des provinces perdues, Alsace et Lorraine, qui fut atteint et représentait un gain démographique et symbolique. La défense du droit des peuples, et en particulier la démocratisation des territoires austro-hongrois et allemands ; objectif qui fut partiellement atteint avec l’émergence de nouvelles républiques ou monarchies en Europe centrale et orientale# (qui pouvaient créer un nouveau glacis entre l’Allemagne et la Russie).

Le contingentement du communisme, défendu par Clémenceau (qui avait vécu les excès révolutionnaires de la Commune de Paris en 1871) qui s’opposa à inviter des représentants de la Russie soviétique à la conférence de Paris et fut partisan d’aider la Pologne à défendre ses frontières# (aussi bien des Bolcheviques que des corps-francs allemands), objectif partiellement atteint si l’on considère l’exclusion de la Russie et la création d’une Pologne indépendante.

L’obtention de compensations et réparations pour les dommages de guerre. Ce débat très complexe, non sur le principe mais sur les montants et la nature des dommages, fut l’objet d’âpres débats, compliqués par la demande britannique d’inclure les pensions de guerre (ce qui équilibrait l’allocation des remboursements au bénéfice de la Grande-Bretagne mais augmentait le montant des dommages) et fut finalement repoussé après la signature du traité (on incluait la clause mais sans préciser le montant ni l’échéance). Hors un paiement initial de 25 millions de mark or et quelques remboursements partiels, la France obtint également l’exploitation pendant quinze ans des mines de la Sarre qui compensait la destruction des houilles du Nord. L’objectif ne fut donc que partiellement atteint.

Les garanties de sécurité réclamées par la France sur sa frontière avec l’Allemagne ne furent que partiellement rencontrées. Après le rejet des propositions d’annexion de la rive droite du Rhin puis d’une armée permanente pour la Société des Nations, Clémenceau voulu obtenir l’inclusion d’une clause garantissant l’intervention anglo-saxonne dans le pacte de la SDN mais essuya le refus de Wilson.# Il dut se contenter d’une garantie d’intervention qui ne fut jamais ratifiée par les Américains et les Britanniques. Mais il put finalement obtenir quelques concessions importantes: l’occupation de la rive droite et des points de passage du Rhin pour des périodes de 5 à 15 ans; la démilitarisation de la rive gauche du Rhin; et la réduction de l’armée allemande à un effectif de cent mille hommes. Clemenceau n’avait pas d’illusions, et savait que le succès du traité dépendrait aussi de ce qu’en ferait les hommes politiques qui lui succèderont à la tête de la France « il ne faut pas oublier que ce traité si complexe ne vaudra que par ce que vous vaudrez vous-mêmes, il sera ce que vous en ferez…ce que vous allez voter aujourd’hui, ce n’est pas un commencement, c’est le commencement d’un commencement ».

Les Britanniques avaient atteint des objectifs stratégiques à la signature du traité: l’élimination de trois puissances rivales à savoir l’Allemagne, l’Empire Ottoman, et la Russie Tsariste ; et en particulier la destruction de la puissance navale allemande et la limitation future de ses armements maritimes (même si ses limitations furent contournées dès les années trente).

La mise en place d’une Société des Nations ne fut une entrave ni au système impérial britannique ni à son hégémonie maritime. Au contraire, le système des mandats, même s’il avait fallu concéder des portions aux Français en Afrique et au Proche-Orient, a renforcé l’Empire Britannique, qui se trouvait de fait en 1919 au summum de son expansion territoriale. De plus, Lloyd George a mené une négociation habile qui permet de limiter l’expansion de la France, et de ne pas trop affaiblir l’Allemagne, l’une restant dépendant de son alliance militaire avec la Grande-Bretagne et l’autre partenaire commercial et marché d’exportation pour les produits de l’Empire.

Mais de nouvelles puissances émergentes ont déjà ou vont bientôt supplanter l’hégémonie britannique ; un nouveau rival économique et naval est apparu avec les Etats-Unis, jusque là puissance en devenir après sa récente expansion coloniale au détriment de l’Espagne, elle a démontré ce que les anglo-saxons nomment « transformation power » en convertissant ses ressources industrielles et humaines en une machine de guerre et la transporter à travers l’océan atlantique sur le continent.

En Europe de l’Est, les Britanniques sont intervenus aux côtés d’autres puissances pour contrer l’expansion soviétique, mais n’a pas les ressources ou la volonté politique pour se maintenir en Russie et ils se retireront graduellement dès 1920, abandonnant les factions russes qu’ils soutenaient à leur destin.

Comme les Français, les Britanniques n’obtiendront pas une réparation financière à la hauteur de leurs exigences. Et ils souffriront comme les autres pays européens de la difficile reconversion d’une économie de guerre, de la perte de certains marchés et débouchés au profit des Américaines, et de la réintégration des masses de combattants démobilisés (dans un pays ayant introduit la conscription après l’entrée en guerre). Et dernier échec, personnel pour Lloyd George, ils ne parvinrent pas à faire extrader et condamner les criminels de guerre allemands, à quelques condamnations symboliques exceptées.

Au niveau international il convient de considérer plusieurs facteurs pour juger des succès et échecs du traité.

Si l'on considère l’Europe centrale et orientale, la pérennité des Eétats et la problématique des minorités qu'à voulu régler le traité, il est exact qu’il hante les Balkans et les bords de la Baltique jusqu'à nos jours. Si le traité ne put stabiliser complètement ces régions, il faut reconnaître qu'il ne fut pas la cause première des déplacements de population ou des massacres ethniques qui suivirent. C'est le nationalisme et l'immaturité politique des nouvelles nations, qui firent souvent de nouvelles menaces extérieures ou intérieures, fantasmées ou réelles, le ciment de leur jeune nation, ce qui sema une part de la haine qui allait se déchainer dans les années et les décennies suivantes. #

La Société des Nations (SDN) et l'Organisation Internationale du Travail (OIT) furent des concepts novateurs et des héritages positifs du Traité de Versailles. Les échecs et limites de la SDN sont pour partie dus à son organisation mais tout autant aux compromis de ses membres et aux absences de certaines puissances.

Ses problèmes se retrouvent dans les compromissions et les échecs qu'ont pu affronter l'ONU, une organisation bâtie sur le même principe, dans une structure plus évoluée mais qu'on pourrait aussi percevoir comme un directoire des grandes puissances, au fonctionnement rigide et parfois moins démocratique que le concept initial de la SDN. C'est également au sein de la SDN, suite à l'épidémie de grippe espagnole de 1918-1919, que sera créé le comité d'hygiène, considéré comme le principal ancêtre de l'OMS actuel.

Quant à l'OIT, institution toujours active héritée du traité, il représente un progrès social sensible et un précurseur de nombreuses organisations internationales. Si on peut se poser la question de savoir s’il aurait été créé, si la révolution communiste avait été écrasée dans les ruines de Petrograd en 1919, il représente un progrès social important, et un facteur qui a permis la défense des droits des travailleurs à travers le monde.#

Les notions de protection des minorités, de droit à l'auto-détermination, de construction démocratique, les plans d'aide internationaux (le plan Hoover de 1919 était le précurseur du plan Marshall de 1945) allaient profondément influer sur les prochaines décennies et se retrouvent désormais comme des bases du droit international. Mais on joua à l'époque sur des concessions et des ambiguïtés pour satisfaire chaque partie qui fit du traité un instrument déformé de sa propre politique plutôt qu'un socle fondateur d'une paix durable.

Une des faiblesses fondamentales était d'exclure le principal concerné de la négociation, l'Allemagne. Ce qui conduisit à transformer un traité de paix en diktat imposé aux yeux des Allemands. Marqué par les sanctions morales et financières, et les pertes de territoires conséquents, l’Allemagne échappait à l’effondrement qu’avait connu l’Autriche-Hongrie ou les Ottomans, avec le soutien financier anglo-saxon et un rôle de rempart anti-communiste, elle pu conserver son assisse économique, entama un renouveau démocratique puis se réintégra dans le concert des nations. Avec la Russie, les allemands avaient été ostracisés, mais les deux exclus de Versailles n'allaient pas tarder à dépasser leurs différences et se rapprocher, au détriment de la stabilité de l’Europe.

Du point de vue de la Russie, il est difficile de considérer le traité comme un succès. La guerre civile russe perdurera encore jusqu’en 1923. Et de nouveaux conflits éclatent entre la Pologne et la Russie, ou le long des frontières baltes et finlandaises. Au grand détriment de troupes qui aspiraient à la démobilisation, les interventions des puissances alliées dans ces zones vont parfois perdurer jusqu'en 1921, trois après l'armistice. Cependant, ce sont les failles de la politique des alliés, et l’incapacité à s’unifier des Russes blancs laissant les alliés sans alternative viable, qui expliquent ces situations plus que les failles juridiques du traité.

En reportant dans les détails de la négociation à des décisions ultérieures par référendum, en insérant des clauses provisoires (ainsi la question du montant des indemnités de guerre dues par l'Allemagne ne sera réglée qu'en 1921), on arriva à finaliser un texte, qui une fois ratifié laissait nombre de problèmes irrésolus. Un texte assez éloigné des quatorze points de Wilson et de son idéal de nouvel ordre politique du monde.

Le traité va également créer nombre de frustrations. Le concept des mandats de la SDN permettait d'exclure du droit à l'auto détermination de nombreux territoires et colonies qui se retrouvaient transféré à une nouvelle tutelle, la guerre voyait ainsi émerger deux puissances coloniales européennes encore plus hégémoniques, la France et la Grande-Bretagne. Le prix du sang versé par les troupes "coloniales", sur tous les champs de bataille de cette guerre n'avait guère compté à l'heure des négociations (malgré quelques espoirs vite déçus au sein des délégations africaines et asiatiques envoyées à Paris). Mais les accords de paix de 1945 ne régleront pas ce point non plus, il faudra attendre les années cinquante pour que l'ère coloniale commence à s'effacer de l'histoire.

Il est juste de penser que dans le contexte de l'époque, face au vide de pouvoir et au chaos créé par la chute de quatre empires, à l'émergence de l'idéologie communiste dans les ruines de la Russie tsariste (une menace idéologique qui provoquera des troubles sociaux au sein des populations et des armées victorieuses), et aux périls sanitaires et humains de cette période de famine et d'épidémie généralisées, les négociateurs obtinrent le meilleur compromis possible dans un délai raisonnable, dans l’état d'épuisement moral et économique créés par cinq années de mort et de destruction.

 

 Bibliographie et Liens Internet

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http://www.histoiredumonde.net/Traite-de-Brest-Litovsk.html

http://www.cndp.fr/crdp-reims/memoire/bac/1GM/etudes/wilson.htm

http://www.who.int/global_health_histories/background/en/index.html

https://class.coursera.org/modernworld-1176-2012

https://trinity2013.conted.ox.ac.uk/The First World War in perspective/Peace initiatives.html

http://qc.novopress.info/7664/quis-contra-nos-gabriele-dannunzio-et-la-marche-sur-fiume/

http://www.histoirealacarte.com/carte/3-histoire-europe-traite-versailles.php

http://history.state.gov/milestones/1914-1920/ParisPeace

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